Dimanche 5 décembre
A bord d’Octobre rouge
Octobre rouge n’avait pas d’heure spécifique. Pour lui, le soleil ne se levait ni ne se couchait, et les jours de la semaine ne signifiaient pas grand-chose. Contrairement aux navires de surface, qui adoptent l’heure locale là où ils se trouvent, les sous-marins se conforment habituellement à une heure de référence unique. Pour les sous-marins américains, il s’agit de « Zoulou » – l’heure de Greenwich. Pour Octobre rouge, c’était l’heure de Moscou, qui, d’après les normes habituelles, avait en fait une heure d’avance, pour économiser l’énergie.
Ramius arriva au central vers le milieu de la matinée. Au cap deux-cinq-zéro, vitesse treize nœuds, le sous-marin était à trente mètres au-dessus du fond, à la bordure ouest de la mer de Barents. D’ici quelques heures, le fond allait chuter à une profondeur abyssale, ce qui lui permettrait de descendre beaucoup plus bas. Ramius commença par étudier la carte, puis les nombreux tableaux de bord qui couvraient les deux cloisons. Il nota ensuite plusieurs remarques dans le journal d’opérations.
« Ivanov ! lança-t-il d’un ton bref au jeune officier de quart.
— Oui, commandant ! » Frais émoulu de l’Ecole du Komsomol de Lénine à Leningrad, Ivanov était un jeune homme pâle, maigre et plein d’ardeur.
« Je vais convoquer une réunion des officiers supérieurs. Pendant ce temps, vous serez l’officier de quart. C’est votre première mission, Ivanov. Cela vous plaît-il ?
— C’est bien plus intéressant que je ne l’avais espéré, commandant, répondit Ivanov avec plus de confiance qu’il ne pouvait en éprouver réellement.
— Parfait. J’ai pour habitude de donner aux jeunes officiers autant de responsabilités qu’ils peuvent en assumer. Pendant que les officiers supérieurs tiendront leur réunion politique hebdomadaire, c’est vous qui aurez la haute main sur le bâtiment ! La sécurité du sous-marin et de tout l’équipage se trouve sous votre responsabilité ! On vous a enseigné tout ce que vous avez besoin de savoir, et mes instructions se trouvent dans ce registre. Si nous détectons un autre sous-marin ou un navire de surface, vous m’en ferez aussitôt avertir, et commencerez la manœuvre d’évasion. Des questions ?
— Non, commandant. » Ivanov se tenait au garde-à-vous.
« Bien. » Ramius sourit. « Pavel Ilych, vous vous rappellerez toujours ce moment comme l’un des plus grands de votre vie. Je le sais, car je me souviens encore de mon premier quart. N’oubliez pas vos ordres, ni vos responsabilités ! »
La fierté étincelait dans les yeux du jeune homme. Dommage pour lui, ce qui allait lui arriver, se surprit à songer Ramius, resté très professeur. Ivanov semblait précisément avoir l’étoffe d’un bon officier.
Ramius se dirigea d’un pas décidé vers le bureau du médecin.
« Bonjour, docteur.
— Bonjour, commandant. Est-ce l’heure de notre réunion politique ? » Petrov était plongé dans la lecture du manuel concernant le nouvel appareil radiographique du sous-marin.
« Oui, en effet, mais je ne tiens pas à ce que vous y assistiez. J’ai autre chose pour vous. Pendant la réunion des officiers supérieurs, j’ai placé trois nouveaux au quart de la salle de contrôle et des machines.
— Ah ? » Les yeux de Petrov s’écarquillèrent. C’était la première fois depuis plusieurs années qu’il se trouvait à bord d’un sous-marin.
Ramius sourit. « Détendez-vous, camarade. Entre le carré des officiers et le central, j’en ai pour vingt secondes, comme vous le savez, et le camarade Melekhine peut regagner son précieux réacteur dans le même délai. Tôt ou tard, nos jeunes officiers doivent apprendre à devenir autonomes. Je préfère qu’ils apprennent tôt. Je voudrais donc que vous les gardiez à l’œil. Je sais qu’ils disposent tous des connaissances suffisantes pour faire leur devoir. Mais je veux savoir s’ils en ont le tempérament. Si c’est Borodine ou moi-même qui les surveillons, ils ne se comporteront pas normalement. Et de toute façon, il s’agit d’un jugement médical, non ?
— Ah, vous voulez que j’observe comment ils réagissent à leurs responsabilités ?
— Oui, sans la pression de se sentir observés par leurs officiers supérieurs, expliqua Ramius. Il faut savoir donner aux jeunes l’occasion de s’affirmer – mais pas trop. Si vous remarquez quelque chose d’anormal, rendez-moi compte aussitôt. Mais il ne devrait y avoir aucun problème. Nous sommes en haute mer, il n’y a aucun navire dans les parages, et le réacteur ne tourne qu’à une fraction de sa puissance totale. Cette première épreuve offerte à nos jeunes officiers devrait se dérouler sans difficulté. Trouvez un prétexte pour aller et venir, et garder ainsi un œil sur les gamins. Posez-leur des questions sur ce qu’ils font ! »
Petrov se mit à rire. « Ah, et vous espérez sans doute que j’en profiterai pour m’instruire un peu, commandant ? On m’a parlé de vous, à Severomorsk. Très bien, on fera comme vous dites ! Mais ce sera la première réunion politique que je manque depuis bien des années.
— D’après ce que j’ai pu lire dans votre dossier, mon cher Yevgeni Konstantinovitch, vous pourriez enseigner la doctrine du Parti au Politburo. » « Mais cela en dit long sur vos compétences médicales », ajouta intérieurement Ramius.
Le commandant rejoignit ses officiers au carré, où ils l’attendaient. Un steward avait apporté des pots de thé, ainsi que des tranches de pain noir et du beurre. Ramius jeta un rapide coup d’œil vers le coin de la table. La tache de sang était depuis longtemps nettoyée, mais il se rappelait exactement l’aspect qu’elle avait eu. Cela représentait une différence notable entre lui-même et l’homme qu’il avait tué. Ramius, lui, avait une conscience. Avant de s’asseoir, il se retourna pour fermer la porte à clé. Ses officiers étaient tous au garde-à-vous, mais assis car la pièce n’était pas assez grande pour qu’ils pussent y tenir debout quand les sièges étaient déployés.
En mer, les réunions politiques se déroulaient habituellement le dimanche. Et normalement, c’était Poutine qui aurait officié, lisant des éditoriaux de la Pravda, suivis de citations choisies des œuvres de Lénine, puis d’une discussion sur les leçons à retenir de ces lectures. Cela ressemblait tout à fait à un service religieux.
Avec la disparition du zampolit, la direction de la réunion incombait désormais au commandant, mais Ramius doutait que le règlement eût prévu le type de discussion qui était à l’ordre du jour. Tous les officiers présents trempaient dans la conspiration. Ramius retraça les grandes lignes du projet – il y avait eu quelques changements mineurs, qu’il n’avait pas encore eu le loisir de leur signaler. Puis il leur parla de la lettre.
« Ainsi donc, observa Borodine, pas question de revenir en arrière.
— Nous nous sommes tous mis d’accord sur l’action à suivre. Nous y sommes désormais engagés. » Leurs réactions à ses paroles furent exactement telles qu’il l’avait prévu – calmes. Et c’était normal. Ils étaient tous célibataires : aucun ne laissait derrière lui de femme ni d’enfant. Tous étaient membres du Parti, jouissant d’une bonne réputation, tous à jour dans leurs cotisations jusqu’à la fin de l’année, et portant leur carte du Parti comme il le fallait, c’est-à-dire « sur leur cœur ». Et chacun partageait avec ses camarades une profonde insatisfaction, pouvant aller jusqu’à la haine, à l’égard du gouvernement soviétique.
Le projet était né peu de temps après la mort de sa très chère Natalia. La rage qu’il avait presque inconsciemment refoulée pendant toute sa vie avait explosé avec une violence et une passion qu’il n’avait pu contenir qu’au prix d’un effort considérable. Une vie entière de maîtrise de soi lui avait permis de la dissimuler, et une vie entière d’expérience navale lui avait permis de choisir un but digne de sa fureur.
Ramius n’avait pas encore commencé d’aller à l’école, lorsqu’il avait pour la première fois entendu d’autres enfants lui parler de ce qu’avait fait son père Aleksandre en Lituanie en 1940, puis après la prétendue libération de ce pays en 1944. Les enfants ne faisaient que répéter ce que chuchotaient leurs parents. Une petite fille avait raconté à Marko une histoire qu’il répéta à Aleksandre et, à sa plus grande horreur, le père de la petite fille disparut. Pour cette erreur involontaire, Marko se retrouva étiqueté comme « cafteur ». Torturé par ce qualificatif qui lui était imposé pour avoir commis un crime – qui, selon l’Etat, n’en était d’ailleurs pas un – dont la monstruosité n’avait depuis lors jamais cessé de lui tourmenter la conscience, il n’avait plus jamais rien répété.
Pendant les années formatrices de sa vie, cependant que Ramius père dirigeait le comité central du parti lituanien à Vilnius, l’enfant privé de mère avait grandi chez sa grand-mère paternelle, comme cela se faisait assez couramment dans ce pays dévasté par quatre années de guerre sanglante. Elle avait vu son fils unique la quitter très jeune pour rejoindre les gardes rouges de Lénine et, pendant son absence, elle avait conservé ses anciennes habitudes, allant chaque jour à la messe jusqu’en 1940, et gardant à l’esprit l’éducation religieuse qu’elle avait reçue. Ramius se souvenait d’elle comme d’une vieille femme aux cheveux argentés, qui lui racontait de merveilleuses histoires pour l’endormir. Des histoires religieuses. Elle aurait couru un trop grand danger en menant Marko aux cérémonies religieuses qui n’avaient jamais pu être totalement supprimées, mais elle était parvenue à le faire baptiser peu après que son père l’eut abandonné chez elle. Jamais elle n’en avait parlé à Marko. Le risque eût été trop grand. Le catholicisme avait été violemment réprimé dans les Etats baltes. En grandissant, Marko avait appris que le marxisme-léninisme était un dieu jaloux, et que c’était une religion qui ne tolérait aucune concurrence.
Le soir, sa grand-mère Hilda lui racontait des histoires tirées de la Bible, dont chacune enseignait une leçon sur le bien et le mal, sur la vertu et sur les récompenses. Dans son enfance, il les avait simplement jugées divertissantes, mais il n’en avait cependant jamais parlé à son père, car déjà il savait qu’Aleksandre s’y serait opposé. Lorsque Ramius père avait repris le contrôle de la vie de son fils, cette éducation religieuse s’était estompée dans la mémoire de Marko mais, s’il ne s’en souvenait plus vraiment, il ne l’avait toutefois pas oubliée complètement.
Dès sa prime jeunesse, Ramius avait senti, plus qu’il n’avait su, que le communisme soviétique négligeait une aspiration essentielle de l’être humain. Parvenu à l’adolescence, il avait instauré une certaine cohérence dans ses impressions. Le bien du Peuple constituait un objectif assez louable mais, en niant l’existence de l’âme comme élément permanent de la personne humaine, le marxisme détruisait les fondements de la dignité humaine et de la valeur individuelle. Il écartait également la mesure objective de la justice et de la morale qui, de l’avis de Ramius, constituait le principal apport de la religion à la vie civilisée. Depuis le début de son existence adulte, Marko avait une opinion bien établie sur le bien et le mal, qu’il ne partageait guère avec l’Etat. Cette opinion personnelle lui donnait un moyen d’évaluer ses actions et celles des autres. Il prenait grand soin de n’en rien laisser paraître, mais elle servait d’ancre à son âme et, comme toutes les ancres, elle demeurait enfouie au-dessous de la surface visible.
Alors même que le jeune garçon se débattait dans les premiers doutes concernant sa patrie, personne n’aurait pu s’en douter. De même que tous les enfants soviétiques, Ramius avait adhéré au mouvement des petits octobristes, puis des jeunes pionniers. Il défilait devant les sanctuaires militaires en bottes cirées et foulard rouge, et montait gravement la garde devant la dépouille mortelle de quelque soldat inconnu, en serrant sur son cœur une mitraillette déchargée, et le dos bien droit devant la flamme éternelle. La solennité d’une telle tâche n’avait rien d’accidentel. Dans sa jeunesse, Marko était persuadé que les hommes courageux, dont il gardait les tombeaux avec tant de ferveur, avaient trouvé la mort avec ce même dévouement héroïque qu’il pouvait admirer dans les innombrables films de guerre qui passaient dans le cinéma de son quartier. Ils avaient combattu les Allemands tant haïs pour protéger les femmes, les enfants et les vieillards restés à l’arrière. Et tel le fils d’un aristocrate de l’ancienne Russie, il s’enorgueillissait particulièrement d’être le fils d’un dirigeant du Parti. Le Parti, avait-il entendu plus de cent fois avant même d’atteindre l’âge de cinq ans, était l’Ame du Peuple ; l’unité du Parti, le Peuple et la Nation, telle était la sainte trinité de l’Union soviétique, quoique l’un de ces éléments dominât nettement les deux autres. Son père s’assimilait aisément à l’image cinématographique d’un apparatchik du Parti. Sévère mais juste, il était aux yeux de Marko un homme souvent absent, bourru, qui rapportait à son fils tous les cadeaux qu’il pouvait trouver, et faisait en sorte qu’il pût bénéficier de tous les avantages auxquels était en droit de prétendre le fils d’un secrétaire du Parti.
Bien qu’il apparût comme l’enfant modèle soviétique, il se demandait intérieurement pourquoi tout ce qu’il apprenait de son père ou bien à l’école était en conflit avec les autres enseignements de sa jeunesse. Pourquoi certains parents empêchaient-ils leurs enfants de jouer avec lui ? Pourquoi, quand il passait près d’eux, ses camarades de classe chuchotaient-ils stukatch, épithète cruelle qui signifiait « cafteur » ? Son père et le Parti enseignaient que le rapportage constituait un acte patriotique, mais, pour l’avoir fait une fois, il se retrouvait en quarantaine. Il souffrait des insultes de ses camarades, mais jamais ne s’en était plaint à son père, sachant que c’eût été une chose terrible.
Quelque chose n’allait pas du tout – mais quoi ? Il avait décidé qu’il lui faudrait trouver les réponses tout seul. Par choix, Marko devint individualiste dans ses pensées et, sans le savoir, commit ainsi le plus grave péché du panthéon communiste. Apparaissant comme le fils modèle d’un membre du Parti, il jouait le jeu avec soin et respectait toutes les règles. Il faisait son devoir dans toutes les organisations du Parti, et il était toujours le premier à se porter volontaire pour les corvées réservées aux enfants qui aspiraient à devenir membres du Parti, car il savait que c’était là le seul moyen de parvenir au succès, ou même au confort, en Union soviétique. Il excellait en sport. Pas les sports d’équipe – il concentrait ses efforts sur les exercices où il pouvait concourir individuellement et se mesurer aux performances des autres. Au fil des ans, il apprit à faire de même dans tout ce qu’il entreprenait, à observer et juger les actes de ses compatriotes et de ses collègues officiers avec un détachement glacial, le visage muré dans une impassibilité qui dissimulait totalement ses conclusions personnelles.
Au cours de son huitième été, son existence subit un changement décisif. Comme personne ne voulait jouer avec « le petit stukatch », il descendait flâner sur la jetée du petit village de pêche où sa grand-mère s’était établie. Une flotte disparate de vieux bateaux en bois partait chaque matin, derrière un écran de patrouille côtière formé par le MGB – comme s’appelait alors le KGB – afin d’extorquer une humble moisson au golfe de Finlande. Leur pêche complétait en protéines le régime du village, et fournissait aux pêcheurs un minuscule revenu. L’un de ces patrons-pêcheurs était le vieux Sacha. Ancien officier de la marine du tsar, il s’était mutiné avec l’équipage du croiseur Aurora, participant à la chaîne d’événements qui avait changé la face du monde. Marko n’apprit que bien des années plus tard que l’équipage de l’Aurora avait rompu avec Lénine – et s’était fait massacrer par les gardes rouges. Sacha avait passé vingt ans dans les camps de travail pour son rôle dans cette indélicatesse collective, et n’avait été relâché qu’au début de la Grande Guerre patriotique. La Rodina s’était trouvée en grand besoin de marins expérimentés pour piloter les navires dans les ports de Mourmansk et d’Arkhangelsk, où les Alliés apportaient des armes, des vivres et les divers équipements qui permettent à une armée moderne de fonctionner. Sacha avait bien appris sa leçon, au goulag : il faisait son devoir efficacement, sans rien demander en retour. Après la guerre, il avait reçu une sorte de liberté, pour ses états de service : le droit d’effectuer un travail éreintant dans une atmosphère de suspicion permanente.
A l’époque de sa rencontre avec Marko, Sacha avait passé la soixantaine. Chauve, noueux, et l’œil perçant, il avait un talent de conteur qui laissait le garçon pantois. Il avait été aspirant sous le fameux amiral Makarov à Port-Arthur, en 1906. Makarov avait sans aucun doute été le plus grand navigateur de l’histoire russe, et sa réputation de patriote et de combattant était demeurée suffisamment lumineuse pour qu’un gouvernement communiste jugeât par la suite opportun de nommer un bâtiment porte-missiles à sa mémoire. Sacha avait commencé par se méfier de la réputation du garçon, mais il avait vite décelé en lui certains traits qui échappaient aux autres. Le garçon sans amis et le marin sans famille étaient devenus camarades. Pendant des heures et des heures d’affilée, Sacha racontait à Marko ses expériences sur le vaisseau amiral, le Petropavlovsk, et sa participation à l’unique victoire russe sur les Japonais si détestés – tout cela pour voir son navire couler, et son amiral sauter sur une mine en rentrant au port. Ensuite, Sacha avait entraîné ses hommes dans l’infanterie de marine, et gagné trois décorations pour son courage au front. Cette expérience – et il agitait gravement le doigt à l’adresse du garçon – lui avait fait prendre conscience de l’égoïste corruption du régime tsariste et l’avait convaincu de participer à l’un des premiers soviets de la marine, à une époque où cela revenait à signer son arrêt de mort entre les mains de la police secrète du tsar, l’okhrana. Il lui racontait sa propre version de la révolution d’Octobre, du passionnant point de vue d’un témoin direct. Mais Sacha prenait grand soin de ne rien révéler de la suite.
Il emmenait Marko en mer et lui enseignait les rudiments de la navigation, de telle sorte que, à peine âgé de neuf ans, l’enfant avait déjà décidé que la mer serait son destin. On avait en mer une liberté qui n’existait pas à terre. Et puis il y avait là quelque chose de romantique, qui touchait l’homme en devenir au sein de l’enfant. Il y avait également des dangers mais, au fil de l’été, Sacha enseigna clairement à l’enfant que la discipline, la science et une bonne préparation permettaient de faire face à n’importe quelle forme de danger ; et que le danger affronté intelligemment ne devait pas inspirer de peur. Bien des années plus tard, Marko allait souvent réfléchir à l’importance qu’avait revêtu pour lui cet été, et se demander où aurait pu aller la carrière de Sacha, si d’autres événements ne l’avaient pas interrompue.
Marko parla de Sacha à son père vers la fin de ce long été baltique, et il l’emmena même pour lui présenter le vieux loup de mer. Impressionné par l’homme et ce qu’il avait fait pour son fils, Ramius père avait fait en sorte que Sacha se voie confier le commandement d’un bateau plus important, plus récent, et qu’il monte plus vite sur la liste d’attente pour obtenir un appartement. Marko faillit croire que le Parti était capable de bonnes actions – et que lui-même venait d’accomplir sa première bonne action d’homme. Mais Sacha mourut l’hiver suivant, et la bonne action ne servit à rien. Des années plus tard, Marko se rendit compte qu’il n’avait jamais su le nom de famille de son ami. Même après des années de bons et loyaux services envers la Rodina, Sacha était demeuré une non-personne.
A l’âge de treize ans, Marko se rendit à Leningrad pour entrer à l’Ecole Nakhimov. Et ce fut là qu’il décida de devenir, lui aussi, officier de marine. Marko allait poursuivre cette quête d’aventure qui, depuis des siècles, attirait les jeunes hommes vers la mer. L’Ecole Nakhimov offrait trois années de cours préparatoires aux jeunes gens qui souhaitaient faire une carrière navale. La marine soviétique n’était alors guère plus qu’une force de défense côtière, mais Marko souhaitait ardemment y entrer. Son père l’encourageait vivement à choisir la voie d’une carrière au sein du Parti, en lui promettant une promotion rapide, une existence confortable et privilégiée. Mais Marko ne voulait rien gagner que par son mérite personnel, il refusait d’être le simple successeur du « libérateur » de la Lituanie. Et la perspective d’une vie en mer lui ouvrait un tel espoir d’aventures et d’enthousiasmes qu’il en arrivait à tolérer l’idée de servir l’Etat. La marine n’avait guère de tradition sur laquelle s’appuyer. Marko sentait qu’il y trouverait la place de se développer, et observait que bien des élèves de l’Ecole navale étaient comme lui – sinon des réfractaires, tout au moins des esprits aussi indépendants qu’il était possible dans une société aussi étroitement surveillée. L’adolescent se régalait de sa première expérience de camaraderie.
A l’approche des examens de fin d’études, sa classe fut initiée aux diverses composantes de la flotte russe. Ramius eut le coup de foudre pour les sous-marins. Les navires de l’époque étaient petits, crasseux, et il y régnait une puanteur due aux cales ouvertes que l’équipage utilisait comme latrines. Parallèlement, les sous-marins constituaient l’unique arme offensive de la marine, et Marko n’aspirait qu’à servir du côté du tranchant. Il avait suivi assez de cours sur l’histoire navale pour savoir que, par deux fois, les sous-marins avaient failli étrangler l’empire maritime de l’Angleterre, et qu’ils avaient bel et bien émasculé l’économie japonaise. Cela lui avait causé un vif plaisir ; il était ravi que les Américains eussent écrasé la marine japonaise, qui avait si bien failli tuer son mentor.
Il sortit major de l’Ecole Nakhimov, remportant le sextant plaqué or pour sa maîtrise de la navigation théorique. En vertu de sa première place, Marko put entrer dans l’université de son choix. Il sélectionna la Haute Ecole navale pour la navigation sous-marine, VVMUPP, du Komsomol de Lénine, qui demeure la principale école de navigation sous-marine d’Union soviétique.
Les cinq années qu’il y passa furent les plus dures de sa vie, et ce d’autant plus qu’il était déterminé non à réussir, mais à exceller. Il fut chaque année premier, dans toutes les matières. Son mémoire sur la signification politique de la puissance navale soviétique fut transmis à Sergieï Georgiyevitch Gorchkov, alors commandant en chef de la flotte de la Baltique, et visiblement l’homme de l’avenir de la marine soviétique. Gorchkov avait fait publier l’essai dans Morskoi Sbornik (« Revue maritime »), la principale revue navale de l’Union soviétique. C’était un véritable modèle de pensée progressiste, dans la ligne du Parti, et citant Lénine à six reprises.
Le père de Marko était alors candidat au Praesidium, comme on appelait le Politburo, et son fils lui inspirait une grande fierté. Ramius père n’était point sot. Il avait fini par comprendre que la Flotte rouge était en pleine croissance, et que son fils y tiendrait un jour un rôle important. Son influence accélérait la carrière de son fils.
A trente ans, Marko avait son premier commandement, et venait de se marier. Natalia Bogdanova était la fille d’un autre membre du Praesidium, dont les responsabilités lui avaient fait parcourir le monde entier, avec sa famille. Natalia n’avait jamais eu une bonne santé, et ses trois grossesses s’étaient terminées par des fausses couches, dont la dernière avait bien failli la tuer. C’était une jolie femme délicate, raffinée suivant les critères russes, et qui aidait son mari à améliorer sa connaissance passable de l’anglais par la lecture de livres américains et anglais – des ouvrages politiquement reconnus, bien sûr, surtout des auteurs occidentaux engagés à gauche, mais aussi quelques œuvres de vraie littérature, et en particulier d’Upton Sinclair, d’Hemingway, de Mark Twain. Natalia avait représenté, avec sa carrière navale, le cœur même de son existence. Les longues absences et les joyeux retours qui émaillaient leur vie conjugale rendaient leur amour plus précieux encore.
Lorsque commença la construction de la première série de sous-marins nucléaires soviétiques, Marko se retrouva sur les chantiers à apprendre comment étaient conçus, puis fabriqués, les requins d’acier. Il eut tôt fait d’acquérir la réputation d’un homme dur à satisfaire, dans son rôle de jeune inspecteur du contrôle de la qualité. Sa survie, il s’en rendait compte, dépendrait du travail de ces soudeurs et de ces ajusteurs si souvent ivres. Il devint un véritable expert en ingénierie nucléaire, fut starpom pendant deux ans, et reçut son premier commandement nucléaire. C’était un sous-marin d’attaque de type Novembre, première ébauche des Soviétiques pour construire un bâtiment stratégique qui pût jouer un vrai rôle dans une guerre, en menaçant les navires et lignes de communication occidentales. Moins d’un mois plus tard, un bâtiment jumeau se trouvait en panne de réacteur dans les eaux norvégiennes, et Marko arriva sur place le premier. Suivant les ordres reçus, il parvint à sauver l’équipage puis coula le sous-marin afin que les marines occidentales n’en découvrent pas les secrets. Il accomplit ces deux tâches avec une parfaite efficacité, ce qui représentait un remarquable tour de force pour un jeune commandant. Il avait toujours jugé important de récompenser la réussite chez ses subordonnés, et le commandant supérieur du moment partageait ce sentiment. Marko fut bientôt muté sur un nouveau sous-marin de type Charles.
C’étaient des hommes comme Ramius qui faisaient des sorties pour narguer les Anglais et les Américains. Marko ne conservait guère d’illusions. Il savait que les Américains bénéficiaient d’une longue expérience dans le domaine de la guerre navale – leur plus grand combattant, Jones, avait naguère servi dans la marine russe, sous la tsarine Catherine. L’habileté de leurs sous-mariniers était légendaire, et Ramius se trouvait confronté aux derniers des Américains rompus à la guerre, des hommes qui avaient surmonté la terrible peur du combat sous-marin et avaient écrasé une marine moderne. Le redoutable jeu de cache-cache qu’il menait avec eux était difficile, d’autant plus que leurs sous-marins avaient des années d’avance sur ceux de l’Union soviétique. Mais on remportait tout de même quelques succès.
Ramius, peu à peu, avait appris à jouer suivant les normes américaines, en formant soigneusement ses hommes et ses officiers. Il disposait rarement d’équipages aussi bien entraînés qu’il l’aurait voulu – cela demeurait le problème majeur de la marine soviétique – mais alors que tant d’autres commandants se contentaient de maudire leurs hommes en cas d’échec, Marko s’imposait de corriger ces échecs. Son premier sous-marin de type Charles s’appelait Académie Vilnius, en partie pour railler ses origines à demi lituaniennes – bien que, depuis sa naissance à Leningrad d’un père de Grande Russie, son passeport l’eût désigné comme Grand Russe – mais surtout pour reconnaître que les officiers arrivaient chez lui avec une formation insuffisante, et repartaient prêts pour l’avancement, pour des postes de commandement. Il en allait de même pour ses hommes d’équipage. Ramius n’admettait pas les brimades excessives qui se pratiquaient normalement dans les bas échelons de l’armée soviétique. Il jugeait de son devoir de former des marins, et obtenait un taux de réengagements plus élevé qu’aucun autre commandant de sous-marins. Dans les forces sous-marines de la Flotte du nord, neuf michmaniy sur dix étaient des professionnels formés par Ramius. Les autres commandants étaient toujours ravis d’avoir à bord ses starshini, à qui il arrivait d’ailleurs assez souvent de fréquenter ensuite une école d’officiers.
Après dix-huit mois de dur labeur et de formation intensive, Marko et son Académie Vilnius étaient prêts à jouer leur partie de renard contre les chiens. Il rencontra au large de la Norvège le Triton américain, et le pourchassa impitoyablement pendant douze heures. Par la suite, il fut ravi d’apprendre que le Triton avait été retiré du service peu de temps après, parce que, disait l’explication officielle, ce bâtiment encombrant s’était révélé impuissant face aux nouveaux modèles soviétiques. Quant aux sous-marins diesel anglais et norvégiens qu’il avait eu l’occasion de croiser lors de ses plongées, il les avait traqués sans répit, et bien souvent en les attaquant vicieusement au sonar. Il parvint même une fois à entrer en contact avec un sous-marin lance-missiles américain, et à maintenir ce contact pendant près de deux heures avant qu’il ne disparaisse comme un fantôme dans les eaux noires.
La rapide croissance de la marine soviétique et son besoin d’officiers qualifiés, au début de la carrière de Ramius, évita à celui-ci de suivre les cours de l’Académie Frunze, qui constituait normalement une étape de carrière sine qua non dans toutes les armes. Située à Moscou près de l’ancien monastère Novodevichy, ainsi nommée à la mémoire d’un héros de la Révolution, l’Académie Frunze était l’école dont rêvait quiconque aspirait à un poste de haut commandement et, bien qu’il n’en eût pas suivi les cours, les prouesses opérationnelles de Ramius lui avaient valu d’y obtenir un poste d’instructeur. Il s’agissait là d’un honneur obtenu par le seul mérite de sa valeur personnelle, et son père si haut placé n’y était pour rien. C’était important pour Ramius.
Le directeur de la section navale de Frunze aimait présenter Marko comme « le pilote d’essai de nos sous-marins ». Ses cours devinrent rapidement une attraction fort prisée non seulement des stagiaires, mais aussi de tous ceux qui venaient l’écouter parler d’histoire navale et de stratégie maritime. Pendant les week-ends qu’il passait dans la datcha officielle de son père, dans le village de Zhukova-1, il écrivait des manuels sur les opérations sous-marines, pour la formation des équipages, ainsi que des théories détaillées sur l’offensive sous-marine idéale. Certaines de ses idées ouvraient des controverses assez vives pour que son ancien maître, Gorchkov, devenu commandant en chef de la marine soviétique, en fût troublé – mais cela ne déplaisait pas vraiment au vieil amiral.
Ramius proposait que les officiers sous-mariniers fussent limités à un seul type de sous-marins – mieux encore, au même sous-marin – pendant plusieurs années, afin qu’ils pussent apprendre au mieux leur métier et les possibilités de leur bâtiment. Les commandants compétents, suggérait-il, ne devaient pas être forcés de quitter leur commandement pour des promotions de type administratif. Il louait en passant la tradition de l’Armée rouge, qui consistait à laisser les officiers de commandement en poste aussi longtemps qu’ils le désiraient, et opposait délibérément à son point de vue sur cette question la procédure des marines impérialistes. Il soulignait le besoin d’une formation renforcée du service dans la marine, d’un allongement de la durée des engagements, et d’une amélioration des conditions de vie à bord des sous-marins. Certaines de ses idées trouvaient une oreille complaisante au haut commandement, mais pas toutes, et Ramius se trouvait ainsi condamné à ne jamais devenir amiral. Mais cela lui était devenu indifférent. Il aimait trop ses sous-marins pour vouloir les quitter au profit d’un commandement d’escadre ou même de flotte.
Arrivé à la fin de ses cours à Frunze, il était effectivement devenu pilote d’essai des sous-marins. Nommé capitaine de vaisseau, Marko Ramius allait désormais diriger les essais de chaque sous-marin tête de série pour écrire son « devis de campagne », relevé de ses points forts et de ses faiblesses, et mettre au point les instructions techniques et les consignes de mise en œuvre. Il eut le premier des Alfas, ainsi que le premier Delta et le premier Typhon. A l’exception d’un incident tout à fait fortuit à bord d’un Alfa, sa carrière n’était qu’une succession de réussites.
Au fil des ans, il était devenu le mentor de nombreux jeunes officiers. Il se demandait souvent ce qu’aurait pensé Sacha, tandis qu’il enseignait l’art exigeant des opérations sous-marines à des classes de jeunes officiers assidus. Bon nombre d’entre eux étaient eux-mêmes devenus commandants, mais davantage encore avaient échoué. Ramius suivait de près ceux qui lui plaisaient – et suivait de près aussi ceux qui lui plaisaient moins. Une autre raison pour laquelle il n’était jamais devenu amiral, c’était sa réticence à promouvoir les officiers dotés de pères puissants comme le sien, mais dont les aptitudes ne le satisfaisaient pas. Jamais il ne faisait de favoritisme quand il s’agissait de devoir, et les fils d’une demi-douzaine de hauts dignitaires du Parti s’étaient vu attribuer des notations sévères en dépit de leur zèle dans les discussions hebdomadaires des réunions du Parti. Ils étaient pour la plupart devenus zampoliti. Cette intégrité valait à Marko la confiance du haut commandement de la flotte. Quand un travail particulièrement ardu se présentait, le nom de Ramius était généralement le premier envisagé.
Au fil de sa carrière, il s’était également attaché un certain nombre de jeunes officiers, que Natalia et lui-même avaient virtuellement adoptés. Ils remplaçaient la famille que Marko et sa femme n’avaient jamais eue. Ramius se retrouvait à la tête d’un groupe d’hommes assez semblables à lui, assaillis de doutes longtemps refoulés sur le mode de gouvernement de leur pays. Il était d’un abord facile pour quiconque avait fait ses preuves. A ceux que tourmentaient des doutes politiques, ou de justes griefs, il donnait le même conseil : « Adhérez au Parti. » Presque tous étaient déjà membres du Komsomol, bien sûr, et Marko les encourageait vivement à franchir l’étape suivante. Tel était le prix d’une carrière navale et, poussés par leur soif d’aventure, la plupart des officiers payaient ce prix. Ramius lui-même avait reçu l’autorisation de s’inscrire au Parti dès dix-huit ans, l’âge le plus jeune, grâce à l’influence de son père. Lorsqu’il lui arrivait de prendre la parole lors des réunions hebdomadaires, il récitait à la perfection la ligne du Parti. Ce n’était vraiment pas difficile, expliquait-il patiemment à ses officiers. Il suffisait de répéter ce que disait le Parti – en se contentant de modifier légèrement quelques mots ici et là. C’était bien plus facile que la navigation – il n’y avait qu’à regarder l’officier politique pour s’en convaincre ! Ramius acquit ainsi la réputation d’un commandant dont les officiers se révélaient à la fois compétents et des modèles de discipline politique. Il était pour le Parti l’un des meilleurs recruteurs de toute la marine.
Puis sa femme mourut. Ramius se trouvait alors à terre, ce qui n’avait rien de singulier pour un commandant de sous-marin lance-missiles. Il disposait d’une datcha personnelle, dans les forêts situées à l’ouest de Polyarny, d’une voiture Zighuli et d’un chauffeur, comme tous les officiers de son rang, ainsi que d’un certain nombre d’avantages en nature dus à son rang et à l’influence de son père. Il appartenait à l’élite du Parti, de sorte que, quand Natalia s’était plainte de douleurs abdominales, ils avaient tout naturellement commis l’erreur de se rendre à la clinique du Quatrième Département, qui était réservée à la classe privilégiée – on disait en Union soviétique : « A bon médecin, plancher de bois brut. » La dernière fois qu’il avait vu sa femme vivante, elle était allongée sur un chariot et roulait en souriant vers la salle d’opération.
Le chirurgien de service était arrivé en retard, ivre, et s’était offert un peu trop de bouffées d’oxygène pur pour se dessoûler avant d’entreprendre la tâche simple d’opérer un appendice enflammé.
L’organe enflé avait éclaté au moment même où il écartait les tissus pour y accéder. Une péritonite avait aussitôt suivi, compliquée d’une perforation de l’intestin due à la hâte du chirurgien maladroit pour réparer les dommages.
Natalia avait donc été placée sous antibiotiques, mais il y avait alors pénurie de médicaments. Les produits étrangers – habituellement français – que l’on employait dans les services du Quatrième Département étant épuisés, on leur substitua des antibiotiques soviétiques, des produits du « Plan ». Dans l’industrie soviétique, la pratique voulait que les ouvriers pussent gagner des primes lorsqu’ils dépassaient leur quota, mais les produits ainsi manufacturés ne correspondaient guère aux rares normes en vigueur dans la nation. Ce lot de médicaments n’avait jamais été vérifié ni expérimenté. Et les flacons avaient sans doute été remplis d’eau distillée au lieu d’antibiotiques, avait-on dit à Marko le lendemain. Natalia sombra dans un état de choc comateux, et mourut avant que cette succession d’erreurs eût pu être corrigée.
Les funérailles se déroulèrent avec toute la solennité appropriée, se souvenait Ramius avec amertume. Des camarades officiers sous ses ordres y avaient assisté, ainsi que plus de cent hommes avec qui il s’était lié d’amitié au fil des années, la famille de Natalia, et des représentants locaux du comité central du Parti. Marko s’était trouvé en mer au moment du décès de son père et, comme il connaissait l’étendue des crimes d’Aleksandre, il n’avait guère éprouvé le sentiment d’une perte. Mais la mort de sa femme, au contraire, constituait une réelle tragédie personnelle. Peu de temps après leur mariage, Natalia avait observé en plaisantant que tous les marins avaient besoin d’une femme vers qui retourner, et que toutes les femmes avaient besoin d’attendre quelqu’un. C’était aussi simple que cela – et infiniment plus complexe aussi, l’union de deux personnes intelligentes qui, pendant quinze ans, avaient appris à connaître les forces et les faiblesses de l’autre, et à devenir plus proches.
Marko Ramius regarda le cercueil glisser vers la salle de crémation aux sinistres accords d’un requiem classique, éperdu du désir de prier pour l’âme de Natalia, et se prenant à espérer que Grand-Mère Hilda avait eu raison, qu’il existait autre chose derrière cette porte d’acier et cette masse de flammes. Alors seulement la force du drame l’avait frappé : l’Etat ne l’avait pas seulement dépossédé de sa femme, mais aussi du moyen d’apaiser son chagrin par la prière, il lui avait volé l’espoir – même si ce n’était qu’une illusion – de jamais la revoir un jour. Si douce et tendre, Natalia avait été l’unique bonheur de sa vie, depuis ce fameux été au bord de la Baltique. Ce bonheur était désormais évanoui à jamais. A mesure que passaient les semaines et les mois, le souvenir de Natalia le tourmentait : il suffisait d’une coiffure, d’une démarche, d’un rire au coin d’une rue ou dans un magasin de Mourmansk, pour la ramener au premier plan de sa conscience et, quand il songeait à sa perte, il n’avait plus rien d’un officier de marine professionnel.
Natalia Bogdanova Ramius avait perdu la vie entre les mains d’un chirurgien ivre pendant son service de garde – cela relevait de la cour martiale dans la marine soviétique – mais Marko ne pouvait pas faire sanctionner le coupable : ce chirurgien était lui-même le fils d’un dignitaire du Parti, et bénéficiait d’une situation bien assise. Natalia aurait pu être sauvée par des soins adéquats, mais l’on avait manqué de produits pharmaceutiques étrangers, et ceux que l’on fabriquait en Union soviétique n’étaient pas fiables. Impossible de faire payer le médecin, impossible de faire payer les ouvriers de l’industrie pharmaceutique – cette pensée résonnait dans la tête de Ramius, alimentant sa rage jusqu’au jour où il avait décidé que ce serait alors à l’Etat de payer.
L’idée s’était forgée au fil de plusieurs semaines, et résultait de toute une carrière de formation et d’esprit d’initiative. Quand la construction d’Octobre rouge avait repris, après deux ans d’interruption, Ramius savait que le commandement lui en serait confié. Il avait participé à la conception de son système de propulsion révolutionnaire et étudié le prototype, qui avait circulé en mer Caspienne dans le plus grand secret pendant plusieurs années. Il demanda à être relevé de son commandement pour pouvoir se concentrer sur la construction et l’équipement d’Octobre rouge, choisir et former ses officiers à l’avance, afin de pouvoir mettre le sous-marin en service complet le plus tôt possible. Sa requête fut acceptée par le commandant en chef de la Flotte rouge du nord, un homme sentimental qui avait également pleuré aux funérailles de Natalia.
Ramius savait quels seraient ses officiers. Tous issus de l’Académie Vilnius et, pour un bon nombre, « fils » de Marko et de Natalia, c’étaient des hommes qui devaient leur rang et leur poste à Ramius ; des hommes qui maudissaient l’incapacité de leur pays à construire des sous-marins dignes de leur compétence ; des hommes qui avaient adhéré au Parti par discipline, et qui avaient perdu leurs dernières illusions sur leur patrie en découvrant que le seul moyen d’obtenir de l’avancement consistait à prostituer leur cerveau et leur âme, à devenir des perroquets très bien payés et revêtus de l’uniforme bleu, dont chaque mot prononcé au sein du Parti était un irritant exercice de maîtrise de soi. Pour la plupart, c’étaient des hommes pour qui cette démarche dégradante n’avait pas porté de fruits. Dans la marine soviétique, il existait trois voies d’avancement. On pouvait devenir zampolit, et être un paria parmi ses pairs. On pouvait être officier de navigation, et parvenir à un poste de commandement. Ou bien l’on pouvait être aiguillé vers une spécialité où l’on monterait en grade et en solde – mais jamais à un commandement. C’était ainsi qu’un chef ingénieur, à bord d’un bâtiment de la marine soviétique, pouvait être plus gradé que son commandant, mais demeurer son subordonné.
Ramius contempla ses officiers rassemblés autour de la table. Presque tous avaient été empêchés de poursuivre la carrière qu’ils souhaitaient, en dépit de leur compétence et de leur appartenance au Parti. De mineures infractions de jeunesse – dont l’une, en particulier, commise à l’âge de huit ans – privaient définitivement de confiance deux d’entre eux. Quant à l’officier missilier, c’était parce qu’il était juif ; bien que ses deux parents eussent toujours été d’ardents communistes, dévoués et sincères, jamais leur fils ni eux-mêmes n’avaient bénéficié de la moindre confiance. Dans le cas d’un autre, son frère aîné avait manifesté contre l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, plongeant toute sa famille dans la disgrâce. Melekhine, l’ingénieur en chef, qui avait le même grade que Ramius, n’avait jamais été autorisé à prendre un commandement parce que ses supérieurs préféraient le garder comme ingénieur. Quant à Borodine, qui était tout à fait prêt à commander, il avait un jour accusé d’homosexualité un zampolit ; et l’homme qu’il avait ainsi dénoncé était le fils du chef zampolit de la Flotte du nord. Nombreuses sont les voies qui mènent à la trahison.
« Et s’ils nous repèrent ? interrogea Kamarov.
— Je doute que les Américains eux-mêmes puissent nous détecter quand la chenille entrera en action. Et je suis certain que nos propres sous-marins en sont incapables. Camarades, j’ai participé à la conception de ce bâtiment.
— Que va-t-il nous arriver ? marmonna l’officier missilier.
— Commençons par accomplir nos tâches immédiates. Un officier qui regarde trop loin en avant risque fort de trébucher sur ses propres bottes.
— Ils vont nous chercher, observa Borodine.
— Bien sûr. » Ramius sourit. « Mais ils ne sauront pas où chercher, jusqu’au moment où il sera trop tard. Notre mission, camarades, consiste à éviter toute détection. Eh bien, nous la réussirons. »